L'ascension

Chapitre 0 : Roi de No Man’s Land.

Il ne restait que peu de traces de la gloire passée dans ce temple de fer. Son gris éclatant s’attristait avec le temps, n’étant que le témoin d’une époque révolue. Laissées à l’abandon, ses colonnes à l’entrée ne demandaient qu’à être brisées pour ne plus supporter le poids des années. Un vide lumineux l’entourait, le cristallisant dans une triste solitude. 


L’intérieur ne redonnait pas plus d’espoir dans les ravages du temps. Son once de luminosité entrait par la porte principale entrouverte. Mais que voulait-on voir dans ce temple ? Des toiles gigantesques de poussières s’accrochant à tout ce qu’elles pouvaient ? Son gigantisme effrayant de vide ? Le seul élément pouvant accrocher l’œil dominait sans partage au milieu de l’édifice. Aussi pittoresque que le reste, un trône en fer tout aussi gris que son environnement. Si la vie avait depuis longtemps déserté cet endroit, une silhouette humaine à l’allure fière reposait sur son siège. Nonchalante, un pantin sur un siège aurait eu plus de tenue. La tête penchée, le corps incliné, les bras ballants dépassant du trône… Un pommeau dépassait de son dos. Le léger éclat de lumière laissait entrevoir son armure d’acier recouverte de la poussière parasite. Recouvrant cet être entièrement, sans une seule trace d’ouverture, son casque se distinguait de l’ensemble. Car il était uni, sans fissure, une seule plaque d’acier recouvrant le visage. L’armure se révélait en sarcophage du maître de ces lieux, qui ici régnait en roi de no man’s land. 


Le silence total fut rompu progressivement par un éveil mécanique au loin. A plusieurs centaines de mètres, ça claquait, grondait, tapait. Dans cette petite mort générale, une vie artificielle poussait pour sa survie et se faire entendre. Un être vivant, en ces lieux, serait réconforté par ce bruit dans ce silence assourdissant. Malgré le vide dans lequel il flottait, le brouhaha trouva écho dans le temple, des mécaniques répondant à leurs sœurs poussant la chansonnette à travers le vide. Le fond du temple se mit à rugir, le sol à s’activer sous la surface. Une présence mécanique redonnait vie. Puis, calmement, retournant dans leur silence, les machines s’arrêtèrent, le calme reprenant progressivement sa place de roi dans ce royaume de personne. Un claquement se fit entendre devant le trône. Une lumière s’extirpa du sol, traversant la poussière volatile pour s’arrêter devant le roi. Un globe lumineux tournait sur lui-même, lentement. Aussi grand qu’une tête, ses détails se formaient au fur et à mesure, représentant des continents, des mers, des reliefs. La couleur et une certaine profondeur s’ajoutèrent, pour au final devenir une représentation éthérée d’un monde. L’armure fixait dans son inactivité le globe tourner sans arrêt. Et sa main droite se crispa.

Chapitre 1 : L’Ombre.

« Tu ne sais pas tout  ce qui se passe dans ce monde, Abel. »
Sur ces mots, le roi fit une pause, laissant apprécier à son auditeur l’impact prévu de sa phrase. Ce dernier, peu commun aux expressions, continua son regard intense tentant de charmer le vide devant lui.
« Je m’en doute, mais ne penses-tu pas qu’après toutes ces années, je devrais éventuellement être au courant de ce qui pourrait nous massacrer un jour ? »
Son royal interlocuteur éclata un rire grave. Sa voix ne faisait pas l’intrus dans sa constitution impériale.
« Tu es mon Ombre, Abel, mon dernier protecteur, mon –supposé- serviteur le plus loyal. Mais s’il m’arrive quelque chose dans un avenir proche, certaines informations pourraient te guider vers une mauvaise décision.
- Car il y aura une décision à faire ?
- Oui, celle de ma propre succession. »
Le serviteur trentenaire aux cheveux gris tourna la tête vers l’intérieur du château. Le dîner semblait toujours parfait, vu de loin. Les divers représentants de la Coalition discutaient, riaient, buvaient. Et les deux princes, dont le caractère ne pouvait être moins éloigné que la neige du désert.
Abel commença sa phrase avec un ricanement ironique, propre à son caractère.
« Tu as donc tellement peu confiance en ton entourage et la Coalition ?
- Aucune. Et plus le temps passe sans conflit, plus les tensions cachées grandissent et la confiance s’amenuise. Je suis encore jeune, Abel. 50 ans n’est que le début de la vieillesse et de la sagesse. Mais je ne peux pas affirmer que je verrai mon 51ème.
- Allons, tu es en parfaite santé. Un homme aux portes de la mort n’arriverait pas à les voir les yeux embourbés par l’alcool comme toi, tous les soirs.
- Hélas, le type de mort dont je parle serait loin d’être naturel. »
L’Ombre tourna rapidement la tête vers son interlocuteur royal, inquiet.
« Un assassinat ?
- Quoi d’autre ?
- Personne n’oserait, le risque d’en trouver l’origine pourrait pousser la Coalition à se mettre à nouveau à feu et à sang.
- Car tu n’as même pas pensé que ça serait le souhait de certains ? »
Toute jovialité avait quitté le visage d’Abel. La discussion était devenue très sérieuse. Sur ces derniers mots, le roi posa son haut regard droit dans les yeux de son Ombre.
« Qui ? demanda ce dernier.
- N’importe qui, tout le monde a ses motivations.
- Tes fils aussi ?
- J’ai dit, n’importe qui. »


Abel rejeta un coup d’œil derrière son épaule, toujours accoudé au balcon. Le bel aîné, Erik, assis aux côtés de sa toute aussi belle épouse, taillait un bout de gras hypocrite avec Reynolds, dirigeant de la Marche d’Or. Son frère, David, entouré d’une chaise vacante laissée par Abel, ne faisait qu’écouter les diverses discussions.
« J’espère que tu ne penses pas à David.
- Est-ce que tu vas me le faire redire ?
-D’accord, d’accord, j’ai compris, répondit Abel, un brin ennuyé. Une personne en particulier ?
- Tout le monde a sa motivation Tuer le dirigeant de la Coalition, dans l’état actuel, amènerait pour tout le monde une ouverture pour un conflit.
- J’espère que tu te rends bien compte que tu fais cette confession à celui qui dirige les renseignements du royaume, et qui plus est, « main droite du Roi », notamment celle qui tient la dague, mmh ?
- Essaie toujours, petit insolent. »
Les deux amis rirent franchement, oubliant quelques secondes le sujet important


« Une préférence ?
- Ca sera à toi de décider.
- Erik semble plus apte à diriger le royaume. Même si je suis très attaché à David, ton aîné me semblerait peut-être plus sain, psychologiquement, à diriger la Coalition et Lemuria.
- Si tu le dis.
- Tu ne me facilites pas la tâche.
- Je n’ai aucune envie de mettre une pièce sur celui qui pourrait me mettre un couteau sous la gorge. »
Abel finit son verre sur ces mots lourds pour les digérer.
« Je ne le laisserai pas arriver.
- Tu n’auras peut-être pas ton mot à dire là-dedans, Abel.
- Encore une discussion horriblement déprimante sous ton masque, vieil homme ?
- Non, ça sera tout pour ce soir. Va retrouver ta maison pour ce soir, petite Ombre.
- Petite par rapport à toi, vieil ermite géant aux cheveux longs.
- Va-t’en. »


Avec le sourire, Abel quitta le balcon, laissant la vue des deux bras de Lemuria exclusive à son roi. Il retourna dans la grande salle aux murs en brique blanche, comme l’intégralité du château. Sur la droite, le trône dans son dôme contemplait, à une longue distance, la gigantesque table rectangulaire de réunion. La lumière intense de l’intérieur réchauffait les cœurs en ce début d’hiver, et se reflétait sur le luxe de la salle de réunion. Ce soir, les trois dirigeants qui la composent avait été appelés pour célébrer le 50ème anniversaire du chef politique et roi de Lemuria, Edgar Bareth. Reynolds n’avait pas hésité un instant. La réponse du roi de Garland, capitale militaire, fut tout autre : pour seule présence, un conseiller, certes très proche, arriva pour la soirée. Si des tensions graves n’étaient pas encore à noter, une baisse des relations entre Garland et Lemuria n’était pas à remettre en doute.